Les langues menacées de disparition

Le 21 février, nous célébrons la diversité linguistique et le multiculturalisme avec la Journée internationale de la langue maternelle. Une journée patronnée par l’UNESCO depuis l’an 2000 pendant laquelle les langues locales sont mises de l’avant afin d’attirer l’attention sur leur position vulnérable.

Combien de langues existe-t-il?

Il y a 7 097 langues vivantes répertoriées dans le monde. Il est toutefois difficile de savoir avec précision combien il en existe vraiment :

  • Certaines n’ont pas encore été « découvertes ».
  • D’autres n’ont plus qu’un seul locuteur : une personne âgée qui, n’ayant personne avec qui parler sa langue, ne fait pas la promotion de son savoir.
  • Les linguistes, avec beaucoup de pain sur la planche, prennent du temps à cataloguer les langues qu’ils étudient. Il n’est pas toujours évident de faire la différence entre une langue et un dialecte.

Et d’après l’Ethnologue, référence en matière de linguistique publiant annuellement un catalogue des langues du monde, au moins 16 langues se sont éteintes dans la dernière année.

Cela signifie qu’une langue est morte toutes les deux à trois semaines en 2017.

Bien sûr, des langues meurent depuis la nuit des temps. Le latin, l’akkadien, le phénicien, le gaulois, le vandale, et bien d’autres, sont disparus il y a des siècles, et ce, pour plusieurs raisons : catastrophes naturelles, guerres et conquêtes, migration, etc.

Ce qui est alarmant aujourd’hui, c’est la vitesse avec laquelle elles disparaissent…

Une nouvelle langue, parlée par 280 personnes, a été répertoriée en Asie du Sud-Est récemment : New Language Found In Southeast Asia.

Dans l’article, il est mentionné que les chercheurs estiment qu’environ 50 % des langues vont disparaître d’ici les 100 prochaines années. C’est la statistique qui ressort le plus souvent lorsque l’on parle de l’extinction de langues.

Certains autres chercheurs, plus dramatiques, avancent même que l’extinction va plutôt toucher 90 % des langues.

David Crystal, linguiste et auteur du livre Language Death, explique que « 4 % des langues du monde sont parlées par 96 % de la population. […] et plus de la moitié sont parlées par moins de 10 000 personnes ».

Pourquoi les sauver?

Pourquoi ne parlons-nous pas une seule langue? Il serait alors facile de communiquer entre nous; il n’y aurait plus de malentendus, non?

Il y a plusieurs problèmes avec cette suggestion.

1 – Quelle serait la langue commune? L’anglais? Le mandarin? Tous les locuteurs des langues majoritaires seraient bien sûr persuadés que leur langue devrait être choisie. Et pour les autres? Ils devraient alors abandonner leur culture au profit de celle d’étrangers? Les chances d’arriver à les convaincre de le faire sont très minces…

2 Peu importe laquelle, partager une même langue n’est pas synonyme de paix. Seulement au 20e siècle, de nombreuses guerres civiles ont éclaté dans des pays majoritairement unilingues. Il serait utopique de penser qu’une langue unique amènerait la paix.

3 – La raison la plus importante : chaque langue représente une vision unique du monde qui nous entoure. Elle incarne une histoire et des valeurs. Et elle réunit une abondance de connaissances acquises au fil des générations.

Aucune langue n’est supérieure à une autre. Elles ne sont pas interchangeables non plus.

Perdre la moitié des langues mondiales signifierait perdre la moitié de notre richesse culturelle. Notre patrimoine.

Facteurs de risque

Ce n’est pas nécessairement parce qu’une langue a peu de locuteurs qu’elle est en danger de mort.

Par exemple, plusieurs langues utilisées dans des îles du Pacifique, et ne comptant que quelques centaines de personnes, sont stables et considérées sauves, du moins pour l’instant. C’est parce que ces communautés vivent isolées du reste du monde.

Une communauté de quelques centaines en Europe serait par contre surveillée de près par les associations de protection des langues.

Une langue est à risque de disparaître lorsque :

  • elle n’est pas transmise aux générations suivantes. C’est exactement comme si une espèce arrêtait de se reproduire.
  • elle ne possède pas de « littérature ». Si elle n’a jamais été écrite, il est d’autant plus difficile d’essayer de l’enseigner aux jeunes, souvent exposés à une autre langue plus dominante. Il est en outre presque impossible de la faire reconnaître par les autorités (exemple : Inde). Quand elle disparaîtra sans aucune trace, ce sera comme si elle n’avait jamais existé. D’après l’Ethnologue, seulement environ le tiers des langues du monde aurait un système d’écriture.
  • le peuple qui la parle est décimé. Catastrophes naturelles, maladies, guerres : tant d’évènements qui peuvent survenir. Si les quelques centaines de locuteurs d’une langue meurent tous lors d’un tremblement de terre, cette langue sera perdue. Plus de 90 % de la population autochtone a été ravagée par les maladies et les guerres apportées par les Européens lors de leur arrivée en Amérique. Il ne faut alors pas s’étonner que toutes les langues autochtones canadiennes soient en péril aujourd’hui.
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  • il y a migration massive vers les grandes villes. Les langues en danger sont des langues locales, souvent indigènes. Aller vers la ville signifie se fondre dans la masse et adopter la langue de cette dernière.
  • le peuple est assimilé par une culture dominante. Ces dominants peuvent forcer les assimilés à ressentir de la honte envers leur culture et leur langage en les stigmatisant. Une façon d’asseoir leur emprise. Les parents honteux n’ont alors pas envie que leurs enfants vivent les mêmes expériences. Ils s’assurent donc que ceux-ci apprennent la langue dominante.
  • les politiques d’éducation en place sont défavorables aux langues minoritaires. Cela rejoint le point précédent. La langue en péril n’est pas enseignée à l’école. Les parents, voulant le meilleur pour leurs enfants, commenceront peut-être même à leur parler dans la langue dominante à la maison afin de garantir leur compétence, et leur avenir, dans cette langue.

Et une langue qui n’est plus parlée à la maison ne fera pas long feu.

Ce n’est bien sûr qu’un survol des facteurs qui peuvent affecter la survie d’une langue. La plupart des locuteurs ne s’apercevront que leur langue est à risque que lorsqu’il ne sera trop tard.

Un signe de danger? Quand la moyenne d’âge des locuteurs augmente…

Peut-on les sauver?

Quand est-ce qu’une langue est considérée comme morte? Lorsque l’on cherche la date de décès d’une langue donnée, on trouve généralement la date de décès du dernier locuteur connu.

Toutefois, nombreux sont les linguistes qui affirment qu’une langue est déjà morte s’il ne reste qu’un seul locuteur. Après tout, une langue est un moyen de communication. Pour lui donner un sens, il faut quelqu’un avec qui la parler.

Les linguistes sont donc engagés dans une course contre la montre pour préserver les traditions et la richesse de milliers de langues menacées.

Pour nombre d’entre elles, il est déjà trop tard. Tout ce que les linguistes peuvent faire, c’est enregistrer les paroles des derniers aînés. Des personnes âgées isolées, souvent malades, avec une mémoire défaillante.

Ces archives, les enregistrements et les écrits, seront à conserver précieusement. Toutefois, elles ne changeront rien au fait que la langue consignée est morte. Et le peu qui aura été préservé ne fait pas le poids contre ce qui aura été perdu…

Pour sauver une langue de l’extinction, il faut que toute la population concernée y mette tous ses efforts. Cela représente un travail de plusieurs années.

Pour avoir des chances de réussir :

  • Elle doit être parlée à la maison. Même si la langue est enseignée dans les écoles, ce ne sera pas assez pour la préserver. Et vice versa. Si la langue est apprise à la maison, mais mise de côté à l’école, son futur sera aussi incertain. Les connaissances doivent être approfondies au sein de la communauté, dans la vie de tous les jours.
  • Il faut faire naître un sentiment d’appartenance chez les locuteurs. Ils doivent vouloir se réapproprier leur langue et leur culture. En fait, ils doivent considérer leur langue comme faisant partie à part entière de leur culture.
  • Une association de protection doit s’emparer de la cause et lui amener un certain prestige et une visibilité à l’aide d’activités de promotion : soirée de contes traditionnels, galas, lectures de poésie, levée de fonds, etc. L’association s’occupera aussi de coordonner les efforts de revitalisation ou de préservation avec le gouvernement en place.
  • La langue doit être adaptée à la réalité du monde moderne. Cela se manifestera par la création de nouveaux mots (néologismes) pour parler des nouvelles technologies. Plus la langue sera utilisée dans beaucoup de domaines différents, autant au quotidien qu’en affaires, plus elle aura des chances de survie.

Certains succès de revitalisation

L’hébreu est certainement le meilleur exemple d’une langue réactivée. Jusqu’au début du 20siècle, aucun enfant n’avait l’hébreu comme langue maternelle. Les Juifs utilisaient plutôt cette langue, considérée sacrée, lors de rituels religieux et de prières. Le Hebrew Language Council a été créé en 1890 pour inventer les mots nécessaires à une utilisation quotidienne de la langue. Petit à petit, celle-ci s’est répandue. La croissance s’est accélérée après 1905, au fur et à mesure que les Juifs fuyaient les horreurs de l’Europe pour s’installer en Palestine. L’hébreu est aujourd’hui parlé par 9 millions de personnes dans le monde.

Il y a aussi des efforts importants et constants pour revitaliser le gaélique irlandais. Un million d’Irlandais sont morts lors de la Grande famine de 1845-1852 et un million d’autres ont émigré vers d’autres lieux, ce qui a grandement fait baisser le nombre de locuteurs. La revitalisation du gaélique irlandais a toujours été intimement liée au sentiment d’indépendance, statut politique que le pays a obtenu en 1921. Aujourd’hui, la télévision en gaélique connaît un certain succès, les signes routiers sont bilingues (anglais et gaélique) et les écoles entièrement dans cette langue sont de plus en plus populaires.

Pour finir

En terminant, je vous invite à aller consulter l’Atlas interactif des langues en danger dans le monde, créé par l’UNESCO. Cet atlas répertorie une grande partie des langues menacées, en plus d’en indiquer certaines qui se sont éteintes à l’ère moderne.

Plus loin ci-dessous, j’ai inclus une section Lectures supplémentaires. Toutefois, les articles indiqués ne constituent qu’une infime partie des textes sur le sujet. Bonne lecture!

Sources
ABLEY, Mark (2005). Parlez-vous Boro? Voyage aux pays des langues menacées, Montréal, Éditions du Boréal, 385 p.
CRYSTAL, David (2002). Language Death, Cambridge, Cambridge University Press, 208 p.
Ethnologue: Welcome to the 21st edition
International Mother Language Day: Promoting and Celebrating Linguistic and Cultural Diversity
Journée internationale de la langue maternelle – 21 février

Lectures supplémentaires

Borrowing a leaf from biology to preserve threatened languages
Languages: Why we must save dying tongues

Amérique du Nord
Alaska Native Language Experts Urge The State To Declare A « Linguistic Emergency » (États-Unis)
Linguistic Discrimination: Speak English by force or by choice? (États-Unis)
The Struggle to Revive the Lost Native Language of Thanksgiving (États-Unis)

Amérique du Sud
Thousands once spoke his language; now, he’s the last (Pérou)

Afrique
Dons push for protection of native languages (Ouganda)
Ghana : Le budget 2018 de l’État traduit dans 7 langues locales (Ghana)
Threatened languages and how people relate to them—a Cameroon case study (Cameroun)

Asie
Several native languages facing extinction: Linguist (Inde)
Why Hindi cannot be a unifying language of India (Inde)
Not just words: Why hundreds of India’s regional and tribal languages are dying (Inde)
The Death Of Hindi – Part 1 (Inde)
The Miracle of Modern Hebrew (Israël)
Chitral’s linguistic, cultural heritage must be preserved (Pakistan)
The Incredible Linguistic Diversity of Tibet Is Disappearing (Tibet)

Europe
Des jeunes reprennent le flambeau de la traduction en langue corse (Corse – France)
Faire revivre les langues régionales : le défi d’un jeune Franc-comtois (France)
How Hard Is It to Find Irish Gaelic Translators? Very Hard, EU Finds (Irlande)

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